Une première fois pour tenir une
promesse, une seconde fois pour être certain que c'était sans effet
et donc une troisième à cause d'Antoine, mon ostéopathe qui
m'avait trouvé mieux au retour de ma séquestration 2005. Bref, j'en
prenais l'habitude, vous de même.
L' Anschluss des turcs allemands sur la
route d'Istanbul avait cessé avec la fin des vacances et je me
retrouvais donc d'un "bond" à la frontière serbe. Le
petit poste sous dimensionné s'était transformé en un complexe
géant, mix du péage de Rocquencourt et du terminal 2 F de CDG, non
écroulé.
Une vilaine policière éplucha avec
suspicion mon passeport. D'évidence insatisfaite par ce document,
elle me demanda " anozer offizial dokument". J'identifiais
sottement en cela, mon permis de conduire. Déterminée à savoir si
je ne voulais pas m'installer en Serbie sous une fausse identité,
elle réitérât " anozer offizial dokument". Ca tombait
bien, j'en avais quelques autres moins "offizial". Carte
d'handicapé puis macaron de stationnement ne la rassurèrent guère
et ne l'attendrirent pas. Pas plus que ma carte de curiste des années
précédentes, ni ma carte de mutuelle, Pour conclure, ma carte SNCF
de réduction famille nombreuse la rassura ou la lassa, bref
j'entrais en Serbie.
Tout comme les Croates, les Serbes
maintenaient le rythme des stations services, une tous les trente
kilomètres depuis Zagreb à 300 km, mais alternant vieille station
métallique rouillée post Tito et ultra modernité à la sauce Mac
Donald.
Parti sur une feuille de route au "pied
léger" pas plus de 9 heures de conduite par jour, je stoppais à
l'hôtel National*** de Belgrade, attiré bêtement par ses trois
étoiles. Crasseux complexe d'un autre âge, les putains et routiers
multinationaux envahissant le hall ainsi que l'état de la chambre me
firent poursuivre ma quête d'hébergement. Les embouteillages
m'interdirent le centre ville et je retrouvai donc à la nuit
tombante, là où je ne voulais pas aller, c'est à dire sur les cent
cinquante kilomètres de route qui me restaient. Curieusement le
premier motel fut le bon et je stoppai pour la nuit.
Ce dernier tronçon que je ne voulais
pas faire de nuit est un subtil mélange de route nationale de
montagne, agrémenté d’un fort trafic de poids lourds et pimenté
de charrettes de foin ou de paprikas tractées soit par des ânes
parfois rétifs soit par des motoculteurs pas plus dociles. De plus,
les Zastavas 500 tentent d'imposer leur suprématie aux Yougo Koral.
Même sur Play station, les pires étapes du Gran Turismo 4 sont à
ce tronçon ce qu'une portion de Vache qui rit est à la boulette
d'Avesnes. De jour, ce fut donc plus prudent.
Me voilà donc, entrant dans la
thermale Gorjna Trepca, inchangée. Pourquoi alors écrire cette mise
à jour 2006 ? Car, ça passe le temps et m'amuse ainsi que certains
d'entre vous.
Tout d'abord le village est aux mains
d'un instable gang de jeunes sclérosés en cannes anglaises. J'ai
presque honte d'être si âgé et si peu atteint. Tous sont de jeunes
ex-yougoslaves, monténégrins, croates, serbes. Point commun, une
atteinte ne laissant aucun doute sur le mal, lorsqu'ils ratissent le
village.
Verica m'attendait à son poste de
réceptionniste de la Pansion "Zdravljak" **. Tout marchait
sur des roulettes, réservation, bungalow disponible dès midi,
barrière de la langue toujours aussi efficace. J'étais un peu en
avance et nous "échangions" sur ses soucis du jour : elle
avait grossi, me fit-elle à regrets comprendre et avait cochonné,
avec je ne sais quoi de gras, le cuir fauve de son manteau. "Terre
de Sommières" n'étant pas dans mon lexique serbe , je ne lui
fus d'aucun secours.
Nous "discutons"ainsi durant
une heure, temps minimum requis à renseigner les différents
documents comptables et surtout de police retraçant mon parcours
serbe sur la base des documents du motel précédent. Elle releva que
nous avions le même âge à un mois prêt. Alors Jacqueline entra
dans le bureau faisant office de réception.
Jacqueline était yougoslave, élevée
en France, la quarantaine grisonnante, sclérosée en plaques, canne
anglaise à main gauche, jambe gauche raide comme un piquet et
quittait le bungalow n° 3 pour me laisser la place. D'emblée Verica
lui suggéra de prolonger son séjour en s'installant avec moi. Poli
et réservé, je n'opposais pas de formel refus pensant qu'elle
repartait en France.
Que nenni,
Jacqueline était en pleine bourre, comme me le confirma notre
discussion autour d'un picrate local en guise de petit déjeuner, le
temps que l'on prépare ma "suite". C'était son troisième
séjour et elle avait arrêté le bétaféron de son propre chef. La
CPAM économisait ainsi par deux fois à son propos puisque qu’elle
n’avait qu’une incompréhensible invalidité de catégorie 1.
Cerise sur le gâteau, elle venait d'acheter une maison dans le
village mais n'avait hélas pas encore l'eau courante, ce qui
expliquait les fines propositions de Verica. 10000 € pour sa
canfouine sans eau courante, une affaire ! J'étais, bien sûr, le bienvenu mais ne
précipitait pas les choses. Je notais que sa bicoque représentait à
peu près un an de bétaféron au tarif français.
Boyan, le pisco et moi.
Boyan n'avait pas bien résisté au
Pisco que j'avais amené de France en guise d'anti-dépresseur.
Mon voisin de bungalow, à la démarche
déjà hésitante, n'avait pas gagné en équilibre en partageant ce
breuvage que m'avait offert mon pote Jean Raoul avant mon départ.
L'alcool sud américain avait, à contrario, fortement désinhibé
Boyan que je retrouvais plus tard au bar de la Pansion "Zdravljak"
** en compagnie de cinq jeunes filles, me confirmant ainsi que
sclérose masculine ou féminine ne rime pas avec perte de libido. La
bière aidait d'évidence au rapprochement, sans pour autant
faciliter le trajet retour des uns et des autres. Mais ici pas de
soucis de "capitaine de soirée" ou de peur de violents
chocs frontaux, chacun étant à pied ou plutôt en cannes anglaises.
Seul le tonneau guettait certaines et certains.
Verica vient de me faire livrer à
l'instant une télévision. Elle me gâte et me trouve même une
chaîne française. Ayant emporté ce qui se fait de mieux en matière
de récepteur radio, un poste Sony emprunté à mon pote Jean Raoul,
j'avais fait le constat déplorable de la faiblesse de l'émetteur de
Radio France, tant par satellite qu'en FM locale ou encore en GO. En
effet, Radio Moscou, BBC et diverses radios arabes clouaient le bec
de nos chroniqueurs français. Seule chaîne disponible en français
sur ma nouvelle télé, "Pêche et chasse".
J'échappais à l'insupportable
supplice de Tantale qu'aurait été "Gourmet TV" et son,
encore plus insupportable cuistot-présenteur, Joël Robuchon, fait
pour la télé autant que je le suis pour la danse classique. Les
soirées à venir s'annonçaient donc sous le double auspice des
chiens, canard en gueule, au rappel infaillible et des truites arc en
ciel farouches.
"Is it crual ?" m'avait
rétorqué Dragana lorsque je lui demandais de me masser moins
vigoureusement. Sur un rythme de trente massages par jour en saison
haute, ses mains puissantes me donnaient l'impression qu'elle me
vidait le mollet comme vous pressez votre tube de dentifrice. Je ne
sais pas s'il y avait de la cruauté mais de la douleur, c'était
sûr. Pour détourner la conversation, elle me rebrancha sur Marcel
Proust et "cheurch ov ze losstime" en m’écrasant à
nouveau le mollet comme une vulgaire madeleine.
Le restaurant, sa terrasse, sa vue, ses "popijettes"
Pour se faire pardonner d'être si "crual",
elle me conseilla enfin le seul restaurant correct alentour et ses
fameuses paupiettes de veau ( popijette ) qui la rendaient radieuse
rien que d'en parler. Je me dégraissais rapidement et encore gras comme
un beignet, je découvrais à huit kilomètres, le resto, le point de
vue, la terrasse ensoleillée et ses paupiettes. Pas de quoi "exhumer
tout un charnier", comme on dit dans la région, mais ça me
changeait de la soupe de la Pansion "Zdravljak" **. Au
fait, Pansion vous aviez sûrement traduit, "Zdravljak"
j'en doute car le prononcer c'est déjà du boulot ! C'est donc
"Santé" et non "gastronomique", comme me l'avait
fait croire ce déconneur de chef cuistot.
SDB et électricité
La fuite des cerveaux est un vrai
problème, d'autant plus qu'elle se surajoute à une situation
économique catastrophique. Vu l'état de ma salle de bains, il était
clair que la Serbie était touchée par une triple plaie, la fuite de
ses carreleurs, la fuite de ses plombiers mais aussi par celle de ses
électriciens. Un fil électrique qui se lovait près de la glace
au-dessus du lavabo. De grosse section, il laissait imaginer un
projet d'installation d'importance. Outre un Méga Saniboyeur géant,
je ne voyais pas quel projet justifiait une telle arrivée électrique
au-dessus de la baignoire. A moins que l'installateur ait, dans les
périodes troublées pas si lointaines, envisagé d'adjoindre le
"confort" électrique au poste d'interrogatoire déjà
efficace que constituait ma baignoire ! Eau et électricité, les
thérapies d'avenir...
Chasse et pêche n'était pas la seule
chaîne en français. En effet, la chaîne SEXL, pourtant serbe, ne
diffusait ses dialogues salaces qu'en français et sans sous titre.
SEXL remplaçait Chasse et pêche dès minuit. J'en déduisais que
dans l'esprit serbe, la langue française était l'attribut
indispensable de la "vraie grosse cochonne". Du moins la
sonorité du français car, sans sous titre, peu de serbes accédaient
à la profondeur des dialogues se limitant à celle des pénétrations.
Chasse et pêche, ses chiens et ses truites me manquèrent
rapidement.
Dans ce pays où la viande rouge était
absente de toutes les cartes de restaurant, les vaches se faisaient
très discrètes. Le temps s'y prêtant particulièrement,
j'explorais les alentours dans un rayon de vingt kilomètres. Dès la
sortie de Trepça, la ruralité prenait le pas sur les promoteurs
individuels et brouillons saturant le vallon de la source "magique".
De moyenne montagne, entre Vosges et Massif central, les fermes se
succédaient, toutes se préparaient à l'hiver et rentraient du
bois, le foin ayant été stocké bien avant. L'hiver s'annonçait
très rude...
"Pas de stress, maigrir des cinq
kilos que j'avais pris, selon lui, depuis notre dernière rencontre
en 2004, limiter les graisses animales, 15 jours de cure, faire de
l'exercice tous les jours, éviter toute infection", voilà les
conseils que me prodiguait le docteur Stomir Janicovic. Jacqueline
m'avait proposé de traduire nos échanges.
Comme en 2004, cela se
fit dans son bureau envahi de quelques autres visiteurs assistant à
notre trio d'échanges franco-serbo-français et les ponctuant d'un
trait serbe bien senti, si besoin.
Stomir alluma une Marlboro. Son
briquet chantait "I love you" à l'allumage et il
confectionna un cornet papier dans une ordonnance en guise de
cendrier qu'il coinça dans son tensiomètre d'un autre âge.
L'industrie du tabac avait encore de beaux jours devant elle.
Nous
enchaînons Jacqueline et moi pour une visite chez elle. Ce n'était pas
si mal, bien que totalement inadapté à notre handicap, comme toutes
les installations locales truffées de changement de niveau et
d'escaliers retords. Nous arrosons ma visite d'une petite prune pas
mauvaise en guise de "tea time".
Deux roulettes, quatre tubes
d'aluminium, deux poignées sur lesquelles se cramponnent les deux
fines mains d'Anna. Elle avait 28 ans et en paraissait seize. Elle
rêvait de Paris et tout particulièrement de Montmartre. Son
handicap lui rendait très délicat l'accès de la terrasse où nous
discutions dans un anglais qu'elle n'avait pas eu l'occasion de
pratiquer depuis trois ans. Elle était accompagnée de sa mère
souvent à distance mais toujours attentive lors de ses lents
déplacements à l'aide de son déambulateur. Elles habitaient Nis,
prononcer "niche". Sa maman dégageait gentillesse et
morosité. Elle regrettait, tout comme moi, de ne pouvoir
communiquer. Je proposais à Anna de me laisser son adresse afin que
je lui envoie une carte postale de Montmartre. Sa tentative
d'écriture inaboutie lui demanda un effort que je n'avais pas
imaginé confirmant que ses jambes n'étaient pas les seules
touchées. Je m'en voulais de l'avoir confrontée à cette difficulté
qui, de plus, ne m'était pas étrangère.
L'évasion donne des ailes et la
traversée matinale et dominicale de Belgrade me permet en onze
heures une "transmutation" complète.
De la Pansion "Zdravljak" **
de Gorjna Trepca au fin fond des Balkans au Grand hôtel VillaSerbelloni de Bellagio sur les rives du lac de Côme .
Restaurant "Le Mistral" et sa cuisine
moléculaire... Crème d'oeuf de caille, tartare de boeuf Gnocchi
d'amidon de céleri rave, caviar italien, crème de petits pois.
Même Jules Vernes, dont personne ne
contestera l'imagination, n'avait osé envisager un passage, aussi
radical et rapide, d’un monde à l’autre.
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